BRUXELLES - L'actualité au Monténégro n'a pas connu le repos pendant la trêve des confiseurs. Deux événements marquants ont fait couler beaucoup d'encre et de salive ces dernières semaines: l'un est religieux et l'autre politique. Rien d'étonnant en ces moments où la tension monte à nouveau avant le référendum prévu pour le premier semestre 2001.
Le père Radomir Nikcevic, curé de l'église Vlaska à Cetinje (connue pour la haie entourant l'édifice et érigée avec les lances récupérées à l'ennemi ottoman), a subitement donné l'alerte en s'enfermant dans l'église et en faisant la grève de la faim. Pourquoi? Un groupuscule qui agit au nom de la nouvelle Église orthodoxe montenegrine a voulu y pénétrer de force pour s'approprier les lieux. Il faut savoir que cette nouvelle Église, qui est principalement un outil politique à la solde des nationalistes indépendantistes, exerce un lobbying très intense dans et autour Cetinje en essayant de convaincre la population de ramener des églises dans le giron de l'EOM. Quelques édifices sont revenus dans le giron de l'EOM mais ces "conversions" ne représentant encore qu'une faible part dans toute la sphère orthodoxe dans la République.
La police dit n'avoir vu personne mais elle est arrivée sur les lieux seulement quelques minutes après l'incident. Le père Nikcevic racontait les détails de son altercation avec le groupuscule à travers une petite fenêtre de l'église devant de nombreux journalistes. Par sa grêve de la faim, il a voulu protester contre les tentatives violentes répétées de l'EOM de s'emparer de cette église en plain centre de la ville. De nombreux membres et étudiants en théologie de l'Église Orthodoxe Serbe à Cetinje sont régulièrement la cible d'attaques physiques.
L'affaire est montée jusqu'au Parlement où suite à une interpellation du SNP (Socijalisticka Narodna Partija - Parti Populaire Socialiste - opposition), le Premier Ministre Filip Vujanovic a rappelé que "le Métropolitanat du Monténégro et du Littoral (la branche montenegrine de l'Église Orthodoxe Serbe) est canoniquement le représentant légitime de l'Orthodoxie montenegrine. Cependant, selon le principe de la laïcité de l'État, on ne peut empêcher les citoyens de choisir entre l'EOM ou l'Église serbe. Mais le fait que des localités choisissent de ramener leurs bâtiments religieux dans le giron de l'EOM devra être officialisé par voie légale". Le message du Premier Ministre est clair: la seule Orthodoxie reconnue légalement au Monténégro est l'Orthodoxie Serbe.
Le père Nikcevic a arrêté sa grève de la faim et a rouvert les portes de l'Église après 13 jours suite à de longues discussions avec son supérieur, le Métropolite Amfilohije. Celui-ci a ensuite convoqué une conférence de presse qui a fait du bruit: "Il n'y a plus de doute, les autorités (principalement composées d'indépendantistes) soutiennent les groupuscules qui essayent de s'emparer, avec pression et violence, des édifices de l'Église serbe. Ces groupuscules agissent sur ordre de la secte qui se fait appeler "Église Orthodoxe Montenegrine". Cette organisation est schizophrène. Ils ne sont pas plus de quatre. Ils s'emparent d'une église puis l'a barricadent car il n'y a personne pour s'en occuper. Et tout cela se fait avec l'appui des autorités policières et judiciaires mais aussi du DPS (Milo Djukanovic) et du SDP (indépendantiste composé de nombreux Musulmans) qui soutiennent les sectaires uniquement par profit politique. Nous ne sommes pas satisfaits de la décision du Parlement qui garantit la protection des édifices religieux du Métropolitanat car nous avons pu constater à maintes reprises que ce sont de belles promesses. Sur le terrain, rien n'a jamais été fait. Le Président Djukanovic m'a pourtant plusieurs fois conforté lors de nos diverses rencontres mais il semble aujourd'hui qu'il a complètement changé sa position vis-à-vis de l'Église en montrant peut-être son vrai visage".
Une volte-face opportuniste
Effectivement, le Président Djukanovic a, ces dernières semaines, et de manière très visible, complètement retourné sa veste et pas seulement sur la question sensible de la religion. L'état-major de campagne du Président est purement et simplement en train de récupérer, avec un opportunisme à peine voilé, les théories des nationalistes révisionnistes (les Montenegrins ne sont pas des Serbes mais des Croates Rouges, l'Église Orthodoxe Montenegrine a toujours été autocéphale, Njegos n'est qu'une construction mystique, la nationalité montenegrine a toujours existé,...). Il y a encore quelques mois, pendant que Milosevic était encore au pouvoir à Belgrade, la position de son parti (DPS) était assez souple en ce qui concerne le statut de la République Fédérale de Yougoslavie. Lors de différentes conférences de presse, il nous confirmait son souhait de maintenir l'union yougoslave mais pas avec Milosevic à Belgrade, dans d'autres conditions plus pacifiques et démocratiques donc. Maintenant que la démocratie s'est installée à Belgrade et que le dialogue a repris entre les deux capitales, la position des autorités montenegrines, Djukanovic en tête, est de plus en plus intransigeante et demande maintenant officiellement l'indépendance avec des arguments inédits. C'était comme si la présence de Milosevic avait arrangé l'exécutif montenegrin dans sa politique dite "démocratique, indépendante et pro-occidentale". Maintenant que Milosevic n'est plus "l'agresseur" potentiel du Monténégro, les services du Président commencent à nier la part importante de "serbité" des Montenegrins en s'adressant aux observateurs étrangers.
Quelques exemples ?
Le 29 décembre 2000, le Président Djukanovic s'exclamait dans les colonnes du quotidien Pobjeda: "Plus vite les nouvelles autorités serbes comprendront qu'il ne s'agit plus du Monténégro où l'on manipulait le peuple par des pseudos épopées poétiques, des chansons de joueur de gusla, par des jeux et conspirations dynastiques, que ce n'est plus le Monténégro de 1918 (NDLR: date l'union entre la Serbie et le Monténégro), mieux ce sera pour la Serbie."
C'est la parfaite synthèse des discours des nationalistes comme le poète Jevrem Brkovic, le principal idéologue de la "nation montenegrine" et président d'une "Académie Diocléenne des Arts et des Sciences" (DANU: Dukljanska Akademija Nauke i Umetnosti), une organisation qui se veut représentative de l'intellect montenegrin originel. En sus de défendre la théorie de l'origine illyrienne des Montenegrins, il affirma déjà, dans le quotidien croate Vijesnik du 2 mai 2000: "Le Monténégro ne se relèvera que s'il rejette ses prétendues valeurs épiques tribales, ses valeurs montenegrines (au sens "Slaves du Sud") et panslaves et retourne à ses racines diocléennes (...) Voici le Monténégro moderne, celui qui se détournera de tous ses canons et même de l'héritage de Njegos". Rappelons aussi que Jevrem Brkovic coordonne, avec des lobbies croates catholiques, la réalisation d'une "Encyclopédie du Monténégro" (qui sera éditée au premier semestre 2001) pour revendiquer l'appartenance ancestrale du territoire montenegrin à l'espace croate et placer la dynastie des Petrovic Njegos et les clans serbes montenegrins dans une classification de seconde zone. Tout cela en vertu de la théorie mensongère qui proclame que les Montenegrins ne sont pas des Serbes mais des Croates Rouges, les Croates qui habitaient dans le Sud de l'espace croate. Doit-on rappeler au Président Djukanovic que les tableaux du prince-évêque Pierre II Petrovic Njegos et du roi Nicolas Ier trônent dans le grand salon du palais présidentiel ?
Des pressions sont exercées aujourd'hui sur le Ministère de l'Éducation pour que l'histoire de Dioclée l'illyrienne soit enseignée aux jeunes Montenegrins. Une ville et une civilisation disparues depuis 1.600 ans et dont il ne reste que quelques ruines. On veut mettre dans la tête des jeunes qu'ils sont en fait des Illyriens ou des Croates. Avec quel bagage culturel ? Toute la culture monténégrine s'articule autour du mot "serbe"... ou presque ;-)
Les services du Président Djukanovic disposent d'un Service d'Information qui, par voie d'e.mail quotidien, présente les nouvelles du jour du point de vue des autorités, en anglais et en serbe. Le contenu des e.mails fut, jusqu'à ces dernières semaines, assez formels et anodins. Deux changements importants sont récemment intervenus. Le premier concerne la langue parlée au Monténégro.

Comme vous pouvez le voir à gauche, il y a encore quelques semaines, on parlait le serbe au Monténégro. Ce qui est tout à fait exact. À présent, c'est le montenegrin. Une manière de récupérer les théories, très en vogues parmi les nationalistes révisionnistes, du Docteur Vojislav Nikcevic selon lesquelles la langue montenegrine vient de l'Est de l'Allemagne actuelle alors que la langue serbe puise dans les racines lithuaniennes, polonaises et biélorusses. Et donc les Montenegrins ne parlent pas le serbe mais le montenegrin. Est-ce qu'aux États-Unis on parle l'américain? Est-ce qu'en Belgique on parle le belge? Est-ce qu'en Palestine on parle le palestinien? Non, bien sûr, mais toutes ces théories sont nées ces dernières années pour nier l'appartenance montenegrine à la nation serbe et quand elles sont bonnes pour l'argumentation politique, elles sont bonnes à prendre. Les documents qui prouvent l'appartenance des Montenegrins à l'ethnie, à la culture et à la langue serbe se comptent par centaines alors que les sites Internet des indépendantistes ont des sections "culture" très minces voire inexistantes.
L'autre grand changement intervenu dans ces billets quotidiens du Service d'Information des autorités est le fond. Il ne s'agit plus d'un journal d'informations mais d'une véritable tribune politique avec des éditoriaux de plusieurs paragraphes bien soupesés en faveur de l'indépendance.
L'indépendance du Monténégro, si elle est voulue par une majorité de citoyens, est un choix qui doit être respecté. De toute façon, le Monténégro est déjà un État quasi indépendant et se gère lui-même. Mais ce sont les méthodes employées par certains rouages de l'État qui sont scandaleuses avec un travail monstrueux de propagande révisionniste de l'Histoire et de la culture de ce que l'on a appelé un temps "la Sparte serbe".
La fin de la coalition "Pour Vivre Mieux"
L'information n'a pas été évoquée dans les médias occidentaux. Vous ne le saviez peut-être pas mais la coalition gouvernementale "Da zivimo bolje" formée du DPS, du SDP et du NS s'est disloquée le 28 décembre 2000. Le NS (Narodna Stranka - Parti Populaire - serbe modéré) a présenté sa démission en raison de la teneur du document de travail, appelé "plateforme", que le gouvernement montenegrin propose aux autorités serbes comme base de discussion pour la redéfinition du statut de la République.
Que dit ce document ? Grosso Modo, le Monténégro désire devenir un État pleinement indépendant et souverain, reconnu internationalement. Chaque pays aura son armée, sa Banque centrale, sa Constitution propre. Le Parlement fédéral, le Premier Ministre et les Ministres fédéraux sont maintenus. Une structure fédérale pour l'armée est aussi maintenue. La seule matière qui aura un caractère fédéral très prononcé sera une sorte de marché commun de libre circulation du commerce, de l'argent (avec une valeur externe convertible), des gens et de l'information. Les frontières internes seraient abolies mais les postes-frontières seraient aussi une matière fédérale.
Le futur Premier Ministre serbe Zoran Djindjic a déclaré qu'il était opposé au plan proposé par le Monténégro prônant un relâchement des liens au sein de la Fédération Yougoslave. Il a dit préférer le statu quo. "Tout le reste constitue un risque (...) et équivaudra à une revanche du fantôme de Milosevic", a-t-il déclaré en estimant qu'un divorce entre les deux entités serait douloureux et créerait un climat défavorable pour les investissements étrangers. Par ailleurs, une telle séparation aurait des allures de victoire pour Milosevic, artisan d'une politique de division en grande partie responsable de la désintégration de la Yougoslavie. Mais il a précisé que si le Monténégro décidait de proclamer son indépendance de façon légale, la Serbie ne l'en empêcherait pas. "Le Monténégro nous inquiète parce que l'union des deux Républiques en tant qu'État reconnu sur le plan international ne laisse pas beaucoup de place à un éventuel accord, à moins d'un compromis", a déclaré Djindjic lors d'une conférence de presse de son Parti démocratique. Il a aussi fait savoir qu'il s'était entretenu avec le président Vojislav Kostunica et que tous deux étaient tombés d'accord pour dire que si le Monténégro acceptait la reconnaissance de la Yougoslavie sur le plan international, ils tenteraient de repenser la Fédération en tenant compte des exigences montenegrines. Il a ajouté qu'ils parviendraient à réunir une majorité des deux-tiers au Parlement fédéral pour mettre en uvre ces changements, ce qui ne serait pas le cas pour voter la séparation des deux États.
Jugeant la plateforme inacceptable, le NS (7 sièges) a quitté le gouvernement. A présent que la coalition n'est formée que du DPS et du SDP, elle n'a plus la majorité au Parlement (37 sièges sur 78) alors elle lorgne vers le parti indépendantiste LSCG (5 sièges) et vers les deux partis albanais (2 sièges) pour combler le trou. Et si ce trou de majorité n'est pas comblé, des élections législatives anticipées seront convoquées avant la tenue du référendum. Le NS a aussi quitté le gouvernement car il n'accepte plus que pendant que l'on discute dans les bureaux sur la loi qui va régir le référendum, les médias proches du gouvernement (radio, TV, la plupart des médias imprimés,...) propagent des sentiments antiserbes et ne présentent et défendent que l'option indépendantiste. À noter que des sondages paraissent régulièrement et indiquent une légère majorité pour l'indépendance.
Les discussions sur la loi qui va régir le référendum se déroulent dans une atmosphère assez sereine: il n'y aura qu'une seule question sur les bulletins de vote, seuls ceux qui habitent le Monténégro depuis au moins deux ans pourront voter, les Montenegrins habitant la Serbie n'auront pas le droit de vote,...
Je ne peux m'empêcher de vous relater la proposition du parti indépendantiste LSCG (Liberalni Savez crne Gore - Union Libérale du Monténégro) qui voulait que les personnes de plus de 60 ans ne représentent qu'une demi-voix. Ce parti s'est déjà distingué par son comportement et ses propositions loufoques mais là on touche le fond. D'après le LSCG, les personnes âgées ne représentent pas le futur et puisque c'est le futur du Monténégro qui est en jeu, chaque personne de moins de 60 ans doit représenter une voix et celles qui sont plus âgées une demi-voix. Un scandale que les autres partis n'ont même pas voulu commenter. En réalité, la raison de cette discrimination est plus sournoise. Au Monténégro, les théories révisionnistes sur l'identité montenegrine ont surtout influencé les jeunes. Les personnes du troisième âge sont celles qui sont restées insensibles aux diverses manipulations historiques et qui savent que les Montenegrins sont des Serbes. Le LSCG et sa cohorte de politiciens-historiens vaudevillesques veulent éviter que la culture serbe ancestrale du Monténégro ne s'exprime. Sur 650.000 habitants, le Monténégro compte 458.000 électeurs.
"Le Monténégro dispose des ressources pour une prospérité économique"
C'est ce que le Président Djukanovic a affirmé dans les colonnes du journal de Podgorica "Polis": "des ressources qui garantissent aux citoyens une prospérité économique digne". On peut toutefois se demander quel est ce Monténégro présenté au citoyens avant le référendum avec suffisamment de ressources.
Aujourd'hui encore, la République et ses 650.000 habitants sont alimentés par les baxters européens et surtout américains. Pour l'hiver 2000-2001, le Ministère Américain des Affaires Étrangères va verser 70,4 millions de dollars (87,6 millions pour la Serbie et ses 8 millions d'habitants) qui seront répartis comme suit:
- aide urgente et nourriture: 12,9
- paiement des pensions et dépenses énergétiques: 31,5
- réformes économiques et aide technique: 9
- développement du secteur privé: 3
- réformes démocratiques, aide aux organisations non-gouvernementales et aux médias indépendants (NDLR: la plupart d'entre eux soutiennent le gouvernement): 14.
On voit difficilement comment le fait de faire partie de la Fédération Yougoslave empêche le Monténégro de développer ces fameuses ressources. Le Monténégro produit trop peu pour être viable sans subsides importants et cela ne peut pas continuer ainsi pendant des années. On voit difficilement comment cet État pourrait être viable quand, Branko Kotri, le responsable du Département de l'Énergie du Monténégro annonce: "Aujourd'hui, il est pratiquement impossible de fournir toute l'électricité nécessaire dans la République" (les coupures sont régulières et longues). "Pour l'année 2001, le Monténégro devra acheter pour 32,5 millions de dollars d'électricité. Même l'aide américaine de 15 millions de dollars ne suffira pas pour payer la facture".
Le Président Djukanovic a commis deux grandes erreurs:
- ne pas avoir considéré Vojislav Kostunica comme un interlocuteur valable car le Monténégro ne reconnaît pas la Fédération. Djukanovic se retrouve pratiquement dans une position d'opposant féroce à la Serbie, plus féroce qu'à l'époque Milosevic;
- avoir fait du Monténégro une sous-section de la Banque Centrale Allemande en instaurant le DM comme unique monnaie valable. Ce qui fait du Monténégro un jouet à la solde inconditionnelle de l'étranger en coupant toute initiative intérieure d'où une inflation galopante, un budget fait de bouts de ficelles avec des baxters étrangers.
Dans un premier temps, et pour lui éviter un choc brutal, le Monténégro devrait garder des liens forts avec la Serbie. Dans quelques années, on pourra revoir les perspectives d'avenir d'un Monténégro indépendant. Mais je le répète, si l'indépendance est demandée par les citoyens, il faudra respecter ce choix et les Monténégrins devront se mettre à l'uvre en prenant de nombreuses initiatives. Et ce sera dur. Le Premier Ministre Filip Vujanovic ainsi que d'autres ministres partagent l'idée que le Monténégro ne doit pas se séparer de la Serbie. Il se dit que même au sein du DPS, la moitié du Comité Central ne partage pas les options du Président.
Milo Djukanovic a annoncé qu'il démissionnerait si le Monténégro ne devenait pas indépendant.
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